Association de lalogoRégie Théâtrale  

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Le Scandale

« Scandale » fut le seul mot qui put qualifier le spectacle suivant : Pauvre Bitos ou le dîner de tête, 1, pièce créée le 11 octobre 1956, au Théâtre Montparnasse-Gaston Baty. Laissons Jean Anouilh raconter ce somptueux fiasco : « Le soir de la Générale, ce fut sinistre jusqu’au bout. Un petit clapotis gêné et clairsemé salua les acteurs quand on releva le rideau, pour l’unique rappel, car personne ne rappelait (…) Puis à la sortie, tout tourna à la fureur. (…) Je sortis dans la voiture de Marguerite Jamois (la directrice du théâtre) avec des jeunes gens qui donnaient des coups de pied dans la carrosserie. Il paraît que les critiques se réunirent sur la place, devant le théâtre pour un colloque semblable à celui des sorcières de Macbeth et jugèrent sévèrement cette horrible soirée… La presse le lendemain fut , comme on dit, « unanime ». Insulte à la Résistance… Insulte à la Liberté... Insulte à la France… Et j’en passe  ». 2

 

Marguerite Jamois se montra une femme courageuse et n’abdiqua pas. Elle fut encouragée par un public, indifférent à la critique, qui se plaisait à rire aux bons moments et applaudissait à tout rompre au baisser du rideau final.

 

Pauvre Bitos fut affiché pendant un an et demi devant des salles bondées

Tandis que Richard Burton et Helen Hayes se faisaient applaudir à New-york dans Leocadia, Jean Anouilh, à Paris, faisait répéter sa nouvelle comédie, au théâtre de l’avenue Montaigne. Intitulée tout d’abord Comédie, la pièce sera affichée, à partir du 5 février 1959, sous le titre de L’Hurluberlu ou le réactionnaire amoureux. Une fois encore le personnage principal était un général. D‘après le programme: «  celui-ci trouve que cela ne va pas en France. Il conspire contre le régime ; mais chez lui ça ne va pas fort non plus ( ses deux filles courent le guilledou, son épouse s’ennuie avec lui et sa vieille fille de sœur ne cesse de le harceler… ) Avec la France sur le dos, toutes ses histoires de famille, le général va se lancer comme un Don Quichotte, touchant, un peu comique contre les moulins . Et les moulins l’assommeront  ».

Distribuer la pièce ne fut pas chose facile. Pour le rôle du « Général », Anouilh aurait aimé engager François Périer, Claude Sainval préférait Jean-Pierre Aumont ; finalement ce fut Paul Meurisse qui signa le contrat. Le projet de décor de J.-D. Malclès fut un enchantement pour l’auteur : « La maquette du théâtre de verdure est admirable. C’est le plus beau décor que j’aurais jamais eu ; la femme dansant et le théâtre à travers lequel on voit les arbres et la vie, c’est le symbole même de la pièce, le symbole de tout mon théâtre et de la Vie ». 3

 

Au soir de la répétition générale, à leur d’habitude, les critiques étaient d’avis opposé. Alors que le toujours aimable Guy Dumur se montrait fort sévère en dénonçant le « caractère élémentaire d’un spectacle bourgeois, en retard sur notre époque. (…) Ce général est emprunté au répertoire de Flers et Caillavet (…) La pièce se déroule monotone et lourde , écrite dans un français approximatif ( …) Le dialogue ne parvient jamais à faire mouche. Ce n’est pas seulement d’idées et d’imagination que manque Jean Anouilh, c’est de talent », 4 l’intraitable censeur, Jean-Jacques Gautier n’était qu’admiration : « Toute le comédie est troussée par un virtuose. Elle est d’une richesse et d’une variété de ton qui vous enchanteront. Les traits les plus ordinaires sont enchâssés dans une monture qui ferait l’admiration de l’orfèvre le plus difficile en matière de joaillerie ». 5

 

Qui croire, à qui faire confiance ? Il ne restait plus au public que de juger par lui même en assistant au spectacle et après avoir passé une excellente soirée, il se rangeait sous la houlette du critique du Figaro.

Au printemps 1959, André Malraux, ministre de la Culture, nomma à la direction du théâtre National de l’Odéon, Jean-Louis Barrault. Le deuxième spectacle que ce dernier afficha fut La Petite Molière, texte signé Jean Anouilh et Roland Laudenbach et créé le 1er juin au Festival d’art dramatique de Bordeaux. En fait il ne s’agissait pas d’une pièce de théâtre, mais d’un scénario de film qui n’aurait pas été tourné. Après lecture, Barrault s’enthousiasma et comme l’écrivit Anouilh  : « Il me racontait sa mise en scène et nous tombions dans les bras l’un de l’autre en clamant qu’on allait voir ce qu’on allait voir et que nous allions faire du cinéma sans producteur, sans technicien, sans caméra (…) Rien dans les mains, rien dans les poches ! La formule de prestidigitateur nous enchanta, sans que l’allusion fâcheuse qu’elle contenait parvint même à nous effleurer. C’est peut-être comme ça que les catastrophes arrivent ». 6

 

Repris à Paris le 12 décembre, le spectacle, fut un échec complet. Composé de courtes séquences, l’ensemble manquait d’unité. Alors que dans un film les enchaînements se seraient suivis sans la moindre interruption, ici les tableaux étaient fragmentés, coupés par des temps morts, nécessaires aux changement de décors, Comment, dans ces conditions, le spectateur pouvait-il être touché par la souffrance de Molière ou par le drame pathétique de Madeleine Béjard, comédienne vieillissante qui devait changer d’emploi et laisser sa place à Armande, sa jeune sœur ( ou sa fille - allez savoir ? ) sur la scène et dans le cœur de son amant.

 

Le public resta froid et Jean-Louis Barrault en fut pour ses frais.

Tandis que La Petite Molière débutait péniblement à l’Odéon, au Théâtre Montparnasse, Becket ou l’honneur de Dieu 7 poursuivait une carrière triomphale, commencée le 2 octobre. Ce fut après avoir lu La Conquête de l’Angleterre par les Normands qu’Anouilh décida d’écrire cette pièce : «  Mon émotion et mon plaisir m’ont suffi. Je n’ai rien lu d’autre. Le drame entre ces deux hommes ( Becket et le Roi Henri II) qui étaient si proches, qui s’aimaient et qu’une grande chose, absurde pour l’un d’eux - celui qui aimait le plus – allait séparer, m’a donné ma pièce ». 8

À 21h, au soir de la Générale, quand le rideau se leva, le public demeura ébloui devant la beauté du décor : «  avec ses lignes en ogive que des éléments complémentaires, descendus des cintres, font tour à tour forêt, château, cathédrale … Ils sont d’une ingéniosité, mais surtout d’un style remarquable ». 9 Une fois encore, Jean-Denis Malclès avait fait des merveilles.

 

Et quand à minuit le rideau tomba sur la dernière réplique, ce fut un tonnerre d’applaudissements entrainant dix rappels. Seuls un ou deux critiques, d’obédience très catholique, se permirent d’émettre quelques réserves soutenant que dans le texte « la notion de Dieu est de peu de poids ». 10

 

Le spectacle ne quitta l’affiche que 18 juin 1961, après 618 représentations. Engagée par les Galas Karsenty, la pièce partie ensuite pour une tournée triomphale de trois mois en province et à l’étranger et la pièce eut l’honneur d’être inscrite au répertoire de la Comédie Française en Octobre 1971.

 

En dépit de cette remarquable réussite, Anouilh gardait, en son cœur, une rancune tenace envers les critiques dramatiques. Aussi profita-t-il de la mise en scène qu’il fit du Tartuffe de Molière, au théâtre de la Comédie des Champs-Élysées, le 5 novembre 1960, pour présenter en première partie un impromptu de sa façon, intitulé : Le Songe d’un critique. Le texte était constitué par un résumé des attaques dont il avait été victime. Si ce petit acte ne compta guère parmi des œuvres inoubliables, il fit néanmoins grand bien à son auteur et comble de satisfaction Le prix Dominique, récompensant le meilleur metteur en scène, lui fut attribué.

Depuis deux ou trois ans, Anouilh avait en tête l'idée d’une parodie de comédie policière, à résonance sociale. Ainsi naquit La Grotte, pièce en deux actes, montée au Théâtre Montparnasse à partir du 5 octobre 1961.

 

À l’instar du théâtre de Pirandello, un des personnages de la distribution était censé être l’auteur de la comédie. Au lever du rideau, celui s’avançait vers la rampe et, s’adressant aux spectateurs, leur disait  : « Ce qu’on va jouer ce soir, c’est une pièce que je n’ai jamais pu écrire (…) On va essayer de la jouer quand même ( …) L’action se situe dans un hôtel particulier du faubourg Saint Germain. En bas, c’est la cuisine - « la grotte » proprement dite - avec son énorme fourneau, où vit le monde des domestiques (…) La cuisinière de la maison a été tuée d’un coup de couteau dans des circonstances qui n’ont jamais été très claires… même pour moi… ».

Pendant les deux actes que durait le spectacle, on assistait à la détestation de l’inférieur pour le supérieur et le mépris de celui-ci pour celui-la.

Dans l’ensemble, public et critiques trouvèrent la pièce d’une noirceur parfois intolérable. Certains mêmes allèrent jusqu’à détester cet « effroyable mélodrame » 11 et condamner l’auteur en l’accusant de « démagogie théâtrale (…) Anouilh n’est pas Céline, n’est pas Genêt, n’est pas Swift… sa pièce (est) de petite ambition mesquine et faible ». 12 À l’encontre, d’autres, plus indulgents reconnaissaient, néanmoins, son talent  : «  Il sait son théâtre sur le bout des ongles et cela lui permet d’écrire autant de petites pièces que de scènes, dans des styles différents : le drame, la comédie sentimentale, le genre larmoyant, le policier, le mélo, ce qui n’interdit pas une certaine délectation dans l’horreur ». 13

Le spectacle ne s’effondra pas en dépit des mauvais articles. Au contraire, grâce à eux, le bouche à oreille fonctionna à merveille : on était curieux, on se demandait jusqu’où pouvait aller Anouilh dans l’infamie. Les représentations passèrent ainsi le cap des fêtes de fin d’année et tinrent l’affiche jusqu’au 18 février 1962.

1 cf Quelques pièces
2 Jean Anouih La Vicomtesse d’Eristal n’a pas reçu son balai mécanique Éditions La Table Ronde janvier 1987
3 Jean-Denis Malclès Théâtres catalogue d’exposition à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris 1989
4 Revue du Théâtre Populaire avril-juin 1959 n° 34
5 Le Figaro 7 février 1959
6 L’Avant-scène 15 décembre 1959
7 cf Quelques pièces
8 L’Avant-scène 15 février 1963
9 Marcelle Capron Combat 5 octobre 1959
10 Clement Borgal Anouilh, la peine de vivre Édition du Centurion
11
Guy Leclerc L' Humanité 6 octobre 1961
12 Pierre Marcabru Arts 11 octobre 1961
13 Jean Jacques Gautier Le Figaro 6 octobre 1961

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